9/08/2008

LE TEMPS D'UN PÈLERINAGE

Du Père Laval et de l'évangélisation des affranchis à Maurice et Bourbon

Le 9 septembre prochain, plusieurs milliers de Mauriciens prendront la route de Sainte-Croix, pour le pèlerinage au tombeau du Père Laval, dont ce sera le 144ème anniversaire de la disparition. Cette popularité posthume du Bienheureux Laval - qui pourrait être canonisé dans quelques années - est due, on le sait, à son œuvre évangélisatrice, à Maurice, surtout parmi la population des anciens esclaves, qui avaient été affranchis deux ans auparavant par les autorités britanniques.

C'est en 1841 que débarque à Port-Louis, sans bagages, après plus de trois mois de traversée, et dans l'anonymat le plus total, un prêtre du nom de Jacques Désiré Laval, en provenance de Normandie. Sans expérience, et premier missionnaire de la Congrégation du Saint Esprit fondée il y a peu, il est néanmoins chargé de la Mission des Noirs. Il vit retiré dans un petit pavillon de bois, dans la cour du presbytère où il reçoit les affranchis, ébahis de s'entendre appelés " Monsieur " ou " Madame ", et à l'intention desquels il dit, le dimanche, une messe qui leur est spécialement destinée. Portant une soutane élimée et voyageant à dos d'âne, il rend visite aux membres de la communauté des Noirs, dans leurs huttes, à l'hôpital et à la prison, en s'adressant à eux dans leur créole qu'il s'est mis à apprendre. Bientôt, il fait construire de petites écoles de brousse et des centres de prière à travers le pays, et au bon fonctionnement desquels il veille, sans relâche.

D'abord seul, puis secondé par d'autres missionnaires, le Père Laval, également médecin avant d'être prêtre, va guérir et remettre debout, physiquement et moralement, tout un peuple que les nantis considèrent comme marginal. Plus les succès augmentent, plus l'opposition de ces derniers croît. La haine des plus riches vaut au curé de Ste-Croix le surnom de " la grosse bête noire ", alors qu'il devra assurer ses instructions du soir sous la protection de deux policiers. Cependant, au fur et à mesure, l'attitude des Blancs va évoluer vers la confiance et même, pour certains, vers un profond sentiment d'admiration. Mieux, à la longue, sa patience et son abnégation verront la réconciliation et la conversion des oppresseurs par les opprimés, soit celles des maîtres par leurs anciens esclaves.

En 1852, après onze années d'évangélisation et de "travail social" avant la lettre, le Père Laval est nommé supérieur provincial des missions de Bourbon et de Maurice. N'ayant pas fait de noviciat, connaissant mal les règles de la vie religieuse et, de plus, répugnant à rédiger des rapports, il vivra mal cette nomination. Néanmoins, lors des épidémies de choléra et de variole, en 1854 et 1856 respectivement, il se dévouera à l'extrême pour les malades et les mourants. Après sa mort, à la suite de plusieurs attaques d'apoplexie, en septembre 1864, quelque 40 000 personnes escorteront son cercueil jusqu'à sa dernière demeure, au pied du calvaire, devant l'église de Ste-Croix.

Code noir

Si, à Maurice, la mission du Père Laval fut un exemple sacerdotal, ailleurs, en haut lieu, et hors du clergé, loin même de contenir ne serait-ce qu'une once de spiritualité, les motivations des politiques en faveur de l'évangélisation, souvent, ne manquaient pas de cynisme. En effet, élément essentiel dans les sociétés coloniales françaises du XIXe siècle, la traite était considérée comme une " chance " pour les asservis de pouvoir entendre l'évangile, l'évangélisation devenant l'élément justificateur de l'esclavage. Le Code Noir de 1723 est très clair à ce sujet et demande, dès le premier article, de faire instruire dans la religion catholique, apostolique et romaine et de faire baptiser tous les esclaves, qui étaient donc, ainsi, tenus d'assister à tous les offices religieux. Mais en réalité, dans la pratique, cet article du Code Noir n'était pas vraiment observé par les maîtres qui, non seulement, faisaient souvent travailler les esclaves le dimanche, ces derniers ne pouvant donc se rendre à l'office dominical, alors que ces mêmes maîtres, parfois, ne faisaient pas baptiser leurs esclaves. Et quand ils le faisaient, leur observation du Code Noir se limitait, en tout et pour tout, à quelques rites pour toute une vie, tels que la première communion et les funérailles. Par ailleurs, après l'Abolition, les anciens esclaves apprentis souhaitant se faire quelques sous, n'ayant que le dimanche pour s'y consacrer, il était difficile, voire impossible de les convaincre de renoncer à ces travaux dominicaux, pour se rendre à la messe.

A l'île Bourbon

Outre le cas de la messe dominicale, l'évangélisation n'allait pas dans le sens des intérêts des maîtres qui, dès lors que leurs esclaves étaient baptisés, ne pouvaient plus vendre séparément les conjoints ou ne voulaient pas permettre à une esclave de quitter l'habitation pour suivre son mari. Ainsi les maîtres condamnaient-ils souvent leurs esclaves à vivre en concubinage - et par la même dans le "péché" - et à l'impossibilité d'être baptisés. Par ailleurs, la plupart des documents écrits datant de l'époque de l'esclavage témoignent de l'état de corruption indéniable du climat de la moralité parmi les colons mauriciens et réunionnais, ce qui ne jouait pas en faveur de l'évangélisation. Néanmoins, à La Réunion, selon un témoignage de l'évêque, Mgr Solages, les Noirs voyaient les ecclésiastiques comme étant les "docteurs" des Blancs et, d'autre part, comme chefs de la religion dominante dans le monde. Et Mgr Solages, partant du schéma selon lequel les maîtres, d'habitude, servent de modèles et d'initiateurs, souhaitait que le comportement des Blancs démontre la " suprématie " du catholicisme. Or, comme nous l'avons vu plus haut, le comportement en question était loin d'être conforme à son souhait.

Malgré le marasme religieux dans lequel était plongée l'île, certains ecclésiastiques se sont véritablement préoccupés de la situation et de l'évangélisation des esclaves. Et loin d'être les complices naïfs ou hypocrites d'un catholicisme fort de son monopole, la congrégation des Lazaristes, par exemple, ayant perçu le lien complexe liant catholicisme et religion des maîtres blancs, s'interrogea sérieusement sur la signification des conversions opérées parmi les esclaves. En 1840, l'arrivée à La Réunion du Père Monnet, qui coïncide avec un lent processus d'émancipation, résulte en une nouvelle approche d'évangélisation et de christianisation. Le nouvel arrivé s'attache à l'instruction des esclaves et fait de la Rivière-des-Pluies le centre de sa mission itinérante.

Le rapide succès qu'obtient le Père Monnet à La Réunion permet de vérifier son hypothèse selon laquelle l'adhésion au catholicisme transforme les esclaves. Les maîtres le félicitent et lui témoignent leur reconnaissance, parce que leurs esclaves qui fréquentent le catéchisme " ne sont plus voleurs et travaillent bien ", dit-il. Ce curé que l'on surnomme " tambour-major des prêtres de la colonie " est convaincu de ce que la moralisation ne peut aboutir sans un passage par l'émancipation, pensant aussi que les Noirs sont tout à fait capables de devenir d'excellents sujets. L'Histoire lui donnera d'ailleurs raison puisque l'Abolition de l'esclavage n'entraînera aucune révolution motivée par la vengeance envers les anciens maîtres.

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