Emilien Pierre est peut-être le plus connu des auxiliaires laïcs du Père Laval. Le père Joseph Michel a, à son égard, des mots élogieux : «fervent catéchumène», «persévérant exemplaire» dans la foi», «véritable apôtre de son pays»… Le «Emilien, suis Dieu et suis-moi» que lui a lancé un jour le Père Laval l’a mené, tantôt seul tantôt aux cotés de ce dernier, aux confins de Port-Louis et bien au-delà - à Flacq, Grand-Port et dans «presque tout le pays» - dans sa mission d’évangélisation. Portait d’Emilien Pierre retrace avec une plume empreinte d’émotion.
Se trouver des auxiliaires parmi ses enfants eux-mêmes est, en 1843, la grande préoccupation de Laval, une hantise qui ne le quitte pas. Un soir, à l’heure de son catéchisme à l’église, il voit entrer un homme portant une grosse corde à la ceinture et qui manifeste les plus grands sentiments de pénitence. Il se dit d’intuition : «Voilà un homme qui pourra me rendre de grands services». Ce pénitent a pour nom Emilien Pierre. Né esclave, il a été baptisé dans sa petite enfance. Il n’est marié ni devant Dieu ni devant les hommes, mais il vit avec Estelle Lasage, ancienne esclave aussi, qui a vu le jour à Madagascar.
Emilien et Estelle ne sont plus tout jeunes. Ils ont plusieurs enfants : Clémentine, 17 ans au moins; Héloïse 14 ans ; Marie-Hersilie 3 ans et Louis, né tout récemment, qui n’est pas encore baptisé.
Instruit dans la foi de l’Eglise
Ils habitent route Nicolay, à proximité du port et du Trou-Fanfaron. Emilien sait lire et écrire ; il possède même une certaine instruction. C’est un tailleur d’habits dont les amis sont surtout des pêcheurs et des ouvriers du port ; il a fait siennes les amitiés que sa femme entretient avec des foyers malgaches ou créoles-malgaches. Depuis quelque temps, le foyer qui compte le plus pour Emilien et pour Estelle est celui que forment le maçon créole Marcellin Prêt-à-Boire et la blanchisseuse malgache Clémentine Jeanne. Il y a un an, Clémentine n’était pas encore baptisée ; le Père Laval l’a reçue dans l’Église, il a béni son union avec Marcellin et il les compte maintenant parmi ses auxiliaires les plus zélés.
Quand ils se décident à venir à l’église, Emilien et Estelle ont été catéchisés déjà à la maison par leurs amis ; ils ont acquis une connaissance du Christ suffisante pour faire jaillir en eux ces sentiments de pénitence qu’Emilien extériorise avec une telle absence de respect humain.
Apparemment, Laval traite Emilien et Estelle de la même façon que les autres catéchumènes qui vivent ensemble : il les mariera au plus tôt mais leur conseille de faire baptiser immédiatement leur dernier enfant. Louis-Emilien, fils de Delle Estelle, est baptisé par l’abbé Corr, prêtre de semaine, le dimanche 23 avril ; son parrain n’est autre que Marcellin Prêt-à-Boire. Six semaines plus tard, le 6 juin, Laval bénit le mariage de ses parents.
Une âme façonnée
Au cours de la préparation à l’Eucharistie, qui dure plusieurs mois, il donne à Emilien «des soins particuliers», soins qu’il continue de lui prodiguer après son admission à la communion. En quoi consistent ces soins particuliers ? Le Père Laval, qui racontera sa conversion à ses confrères, ne le précisera pas, mais nous savons qu’il le choisit comme compagnon dans les tournées qu’il fait chaque jeudi dans les campagnes proches de Port-Louis, dans la Vallée-des-Prêtres en particulier. Quelles belles occasions de façonner l’âme de son futur disciple que ces promenades à deux et ces rencontres avec de pauvres gens qui ignorent tout de la religion !
Le fervent catéchumène est un persévérant exemplaire et déjà un apôtre. En août 1844, Estelle lui donne un second fils. Est-ce pur hasard si Joseph, ce fils dont la marraine est Clémentine Jeanne, est baptisé le 9 septembre, fête de Saint Pierre Claver, l’apôtre des esclaves noirs d’Amérique si vénéré par le Père Laval ?
Le noviciat d’Emilien semble s’être prolongé pendant plus de deux ans. Enfin, au début de 1846, assuré que son pressentiment ne l’a pas trompé, Laval lui dit : «Emilien, suis Dieu et suis-moi». Ces paroles furent accompagnées d’une telle grâce intérieure qu’elles pénétrèrent profondément dans le cœur du disciple qui s’attacha dès lors pour toujours au missionnaire» 2.
Un tel appel évangélique, jamais encore le Père Laval ne l’a adressé, jamais plus il ne l’adressera à quiconque. Emilien sera le plus grand, le plus efficace et sans doute le plus saint de tous les catéchistes mauriciens.
Apôtre de Trou-Fanfaron
Il commence par être l’apôtre du Trou-Fanfaron. Dans une grande maison prise à loyer et convertie en chapelle sous le vocable de Notre-Dame.de Bon-Secours, il réunit bientôt chaque jour trois à quatre cents personnes. Dans les actes officiels, il continue et continuera longtemps de se déclarer tailleur ; en fait, c’est à l’apostolat qu’il donne et donnera tout son temps.
«Il est étonnant, écrira le P. Thévaux, le nombre des personnes qu’il a préparées au baptême et à la première communion». Son apostolat ne se bornera pas au Trou-Fanfaron et à la ville de Port-Louis ; le Père Laval l’enverra dans presque tous les quartiers de l’île. Il aida beaucoup le P. Lambert dans ses missions de Pamplemousses et de Flacq. Il fut le précurseur du P. Thiersé dans sa mission du Grand-Port. Ces missionnaires ne passaient dans ces districts lointains qu’une semaine par mois ; Emilien y passait souvent plus de temps. Son aide la plus précieuse était la formation de catéchistes.
Son disciple le plus célèbre fut le bonhomme Saint-Louis, catéchiste de la chapelle du Bon-Pasteur aux Trois-Ilots, qui suscitait l’admiration des missionnaires : chaque jour pendant douze ans, il réunit de grand matin des membres d’une association de piété auxquels il prêchait longuement le chemin de la croix. En parlant de lui, le P. Delaplace ne cite pas le nom d’Emilien ; il dit seulement qu’il était l’élève d’un autre catéchiste, véritable apôtre de son pays.
Cœur ardent et généreux
En personne ne s’est mieux réalisé qu’en Emilien Pierre ce que Le Vavasseur écrivait de Port-Louis, en mars 1846, au sujet du Père Laval : «La ferveur dont ses enfants sont remplis ne sont qu’un écoulement de son intérieur : ses dispositions passent en eux». Seize ans après sa conversion, sept ans avant sa mort, un missionnaire le peindra avec des traits qui semblent empruntés à un portait du Père Laval lui-même :
«Cœur ardent, généreux, dévoré d’un saint désir de donner de nouvelles âmes à Jésus et à Marie ..., puissamment aidé de la grâce divine qui dirige ses pas ...»
«Humble apôtre de la charité ... Instrument des miséricordes de Marie près des âmes les plus pauvres et les plus abandonnées ... Pauvre enfant de la Vierge, ignoré de tous si ce n’est de ceux qui partagent son humble condition ... Humble catéchiste qui tant de fois nous a aidés dans notre ministère apostolique».
L’occasion de cet éloge sera le récit d’une initiative d’Emilien qui donne la mesure de son zèle. En 1856, sur le Canal de Mozambique, un navire anglais avait exercé son droit de visite sur un autre navire qui, au défi des accords internationaux, se livrait à la traite des Noirs. Il avait trouvé et saisi deux cents Africains de 18 à 30 ans qui, destinés aux plantations d’Amérique, furent débarqués à Port-Louis. Là, comme c’était la coutume, ils furent engagés et, pour la plupart, dispersés dans les différents districts de l’île. Deux ans plus tard, nombre d’entre eux résidaient dans la capitale où ils étaient astreints à un travail long et pénible. Ils croupissaient dans des cases qui n’étaient que des dortoirs sordides.
Emilien est touché de leur misère, de l’ignorance et de l’abandon dans lesquels vivent ces esclaves déguisés. Aidé des conseils du Père Laval, il pratique le porte à porte et parle de Dieu à ces Africains avec tant de conviction qu’ils expriment le désir d’être préparés au baptême. Il en groupe une trentaine, bientôt une quarantaine, dans sa chapelle de Notre-Dame de Bon-Secours. Chaque jour, pendant plus de six mois, sitôt leur travail terminé et jusque bien avant dans la soirée, ils se réunissent pour écouter Emilien ou le missionnaire chargé de leur dernière préparation.
Briser l’isolement social
Ils sont quarante à être admis au baptême. Il faut donc trouver quatre-vingts parrains et marraines. Le Père Laval n’est plus le supérieur des missionnaires, mais la tradition qu’il a instituée est suivie de point en point. Pour prendre en charge les catéchumènes, seuls sont admis de bons persévérants, des couples de préférence ou tout au moins des amis. Plusieurs réunions aident parrains et marraines à prendre conscience de la portée des engagements qu’ils vont prendre devant Dieu et devant l’Église.
La cérémonie de baptême a lieu à Sainte-Croix, le 10 juillet 1859. Aucun journal ne la relate, mais parrains et marraines affectionnent leurs filleuls comme de nouveaux frères. Cette remarque en dit long. Par son initiative en faveur de ces malheureux Africains, Emilien ne les a pas seulement introduits dans la lumière de l’Evangile, il les a sortis de leur isolement social 3.
En 1861, les PP. Roy et Puccinelli, deux Jésuites, arrivèrent à Maurice pour y fonder la mission indienne. Le premier fut chargé de parcourir les divers quartiers de l’île et surtout les établissements sucriers. Le second se fixa à Port-Louis, au faubourg de l’Est, et commença par les Indiens créoles. Mis à sa disposition par le Père Laval, Emilien Pierre fut le premier catéchiste de la mission indienne 4
Catéchiste de premier mérite
La mort du Père Laval, le 9 septembre 1864, laissa un grand vide dans le cœur de son plus fidèle disciple. Les yeux mouillés de larmes, il lui arrivait d’évoquer le jour lointain où il avait entendu son appel : «Emilien, suis Dieu et suis moi !». Souvent il avait entendu son maître exprimer le souhait de mourir sur le champ de bataille, les armes à la main. Dieu lui accorda de mourir lui-même comme il avait vécu c’est-à-dire en faisant le catéchisme. C’était au début de l866 ; un curé de la campagne l’avait appelé à son aide pour préparer une première communion. Emilien s’y était rendu avec empressement ... Mais sa tâche était finie ; victime d’une hernie étranglée, il fut ramené dans sa maison de la route Nicolay où il mourut, au matin du 21 février, âgé d’environ soixante ans. Estelle Lasage, son intime collaboratrice depuis toujours, rapportera que, dans la nuit, il avait dit qu’il voyait le Père Laval venir le chercher.
Ses funérailles eurent lieu à la cathédrale ; elles furent magnifiques. Mgr Hankison, successeur de Mgr Collier, avait tenu à les présider lui-même. Le P. Thévaux prononça l’éloge funèbre «de ce catéchiste de premier mérite qui a fait un bien immense dans la ville de Port-Louis, à Flacq, au Grand-Port, presque dans tout le pays». Au milieu d’un grand concours de fidèles, deux missionnaires accompagnèrent la dépouille mortelle au cimetière, ce qui ne se voyait jamais à Maurice. Une souscription fut ouverte pour lui élever une pierre tombale, mais les journaux ne consacrèrent pas une ligne à cet apôtre de Maurice. Bienheureux les humbles ... 5.
1 Joseph MICHEL : Les auxiliaires laïcs du Bienheureux Jacques Laval Apôtre de l’île Maurice Beauchesne Paris 1988 p. 83-89
2 Père Buguel dans Bull. gén. N° 13
3 Delaplace, p.209.
4 Delaplace, p.327.
5 Bull. gén.. t.5, p.131 ; Thévaux.
Lettre du 6-3-1866 ; Delaplace. p.252.
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