9/04/2009

La Mission des Noirs (1841-1864) en héritage

Foi chrétienne et mémoire créole

Le 13 septembre 1841, le Père Laval arrive à l’île Maurice. Une année après son installation, il décrit les gens au milieu desquels il vit dans une correspondance (23 juillet 1842) à son ami et confident, M. Letard, curé d’Épieds. Il les décrit ainsi: «C’est chose incroyable et impossible à dire: il y a à Maurice à peu près 70 000 Noirs, les uns nés dans le pays et on les appelle Créoles, ceux-là sont, pour la plupart baptisés, mais ils n’ont que le baptême…» Ces Noirs ou Créoles sont les nouveaux affranchis du pays.

On pourrait avoir une appréciation critique de la pratique missionnaire du Père Laval: il ne s’était pas élevé contre les bancs réservés, l’utilisation de crucifix différents dans les célébrations du Vendredi Saint, l’un en argent pour les Blancs et l’autre en bronze pour les Noirs. Cependant on ne peut mettre en doute l’amour qu’il eut pour les Noirs et pour les Créoles qu’il a évangélisés sans répit et au péril de sa vie. Il a 38 ans quand il commence la Mission des Noirs à Maurice. Il y consacrera 33 ans de sa vie, sans retourner dans son pays natal. Le jour de ses funérailles, 40 000 personnes l’accompagnent à sa dernière demeure. Les Créoles, présents en grand nombre, le portent non pas sur les épaules, mais se disputent l’honneur de porter à bras le lourd cercueil doublé de plomb. En effet, Jacques Désiré Laval a su répondre aux besoins de son temps. Il a posé un acte prophétique pour les Créoles et l’avenir de notre pays. Il a voulu en faire des hommes et des femmes libres et responsables. Au croisement de la foi chrétienne et de la mémoire créole naît un héritage fécond autour de la Mission des Noirs qui est à transmettre auprès de nos jeunes.

Le souci d’évangéliser

C’est en 1840 que le Père Laval apprend le projet de l’Œuvre des Noirs. Charles Blanpin et un autre séminariste de Saint-Sulpice, qui rentrent d’un pèlerinage à Notre-Dame-de-Chartres, passent à la cure de Pinterville. Dans leurs conversations, les deux séminaristes font part au Père Laval d’un projet de société missionnaire pour les colonies. Le but du projet est de s’atteler à l’évangélisation des Noirs. À l’origine de ce projet se trouvent Fréderic Levavasseur, un Créole de l’île Bourbon, et Eugène Tisserant, un Parisien dont la mère est née à Haïti.

Le souci d’évangéliser les Noirs arrive surtout dans un contexte où le processus d’abolition de l’esclavage est déjà enclenché dans plusieurs colonies, d’abord celles qui sont britanniques, puis dans les colonies françaises. Le Père Laval ressent une forte envie d’entrer dans cette société. En janvier 1841, à la suite de l’intervention de Mgr Collier auprès de Mgr Salmon de Chatelier, évêque d’Évreux, le Père Laval est autorisé à partir pour Maurice.

Le 19 février, il fait ses adieux à ses paroissiens. On le met au courant des principaux points de la règle qu’il devra suivre: se consacrer au ministère des Noirs, vivre dans l’obéissance et la pauvreté. Il offre alors la totalité de ses biens. C’est le dévouement total. Il épouse ce peuple au nom de son baptême. Pour le meilleur et le pire. Le 13 septembre 1841, à 15 heures, après trois mois et dix jours, le Tanjore, à bord duquel voyage le Père Laval, entre dans la rade de Port-Louis.

Une prospérité économique menacée par l’insécurité

En 1841, l’île Maurice est colonie britannique. Lionel Smith en est le gouverneur. Le secrétaire colonial, qui assure la direction des cultes est George Dick, presbytérien et franc-maçon. On compte 140 000 habitants et les Noirs sont autour de 70 000. Les descendants des colons sont au nombre de 10 000. Parmi eux 2 000 sont Britanniques et les autres d’origine française. Le reste de la population vient de l’Inde et de la Malaisie. Le pays connaît, à ce moment, une prospérité économique. En dehors des cultures vivrières, très considérables à l’époque, Maurice produit, en moyenne, 40 000 tonnes de sucre fabriqué par 200 usines environ. Quelque 450 navires transbordent les marchandises dans le port annuellement, et le gouvernement britannique vient de verser deux millions de livres Sterling en dédommagement de l’affranchissement des esclaves.

Mais la situation sociale n’est pas reluisante. Le pays vit sous la menace de son premier «malaise noir ou créole». Un pénible sentiment d’insécurité règne parmi les classes aisées.

Le pays vit une nouvelle ère. Ainsi, après plus de deux siècles de régime esclavagiste, l’abolition de l’esclavage proclamée en 1835, prend effet en 1839. Une masse d’hommes, de femmes avec leurs enfants quittent les propriétés après l’opération «lev pake ale» ou «Kreol nou pa oule» (funestes expressions gravées dans la mémoire collective utilisée, à l’époque, lors du remplacement des Créoles laboureurs par les travailleurs engagés de l’Inde). Les Créoles se regroupent alors dans les faubourgs des villes, habitant des taudis où les épidémies font rage.

La capitale se trouve fréquemment être le théâtre d’incendies criminels. Les personnes de la haute société sont victimes de guet-apens pendant la nuit. La ville est quadrillée par les patrouilles militaires et les milices bourgeoises mises sur pied par des Blancs ou des gens de couleur. Le district de Port-Louis regroupe 27 % de la population, et la capitale compte à cette époque de 20 000 a 28 000 habitants. Tout colon y réside au moins une partie de l’année, pendant l’hiver; il délaisse son habitation de juin à septembre et vient passer avec sa famille trois ou quatre mois dans sa maison de ville.

Et c’est avec grande satisfaction qu’on voit ainsi arriver de nouveaux prêtres. Les deux journaux d’alors, Le Cernéen (qui paraissait le mardi, le jeudi et le samedi) et Le Mauricien, l’ancêtre du journal actuel (qui sortait le lundi, le mercredi et le vendredi) saluent leur arrivée comme l’heure de la reforme morale pour les affranchis. Mais ils sont très sceptiques de ce qu’il pourrait sortir de bon chez les «êtres dégradés par les vices de l’esclavage et les excès de la liberté». C’est ainsi le regard qu’on porte sur les Créoles. Bien au contraire, le Père Laval fera sienne la part rejetée de la société mauricienne.

Une petite baraque, le centre de la mission

À la messe dominicale du 26 septembre 1841, on annonce que le Père Laval commencera la Mission des Noirs. À cette nouvelle, on ironise: «Pauvre abbé! Il perd bien son temps, il comprendra vite.»

On peut peser tout le poids des préjugés que contient cette déclaration: les Créoles qui sont Noirs, sont des bons à rien, des paresseux et des pense-petit.

Dans la cour du presbytère de la Cathédrale Saint-Louis, une petite baraque en bois d’environ 32 m2 est aménagée et devient le siège de la Mission des Noirs. Le Père Laval la meuble d’un lit fait à partir de quelques planches, restes d’une vieille malle, sur lesquelles il étend une vulgaire natte malgache. Il a une caisse pour ses habits et une chaise.

Le respect de l’identité de la personne

La Mission des Noirs se manifeste chez Jacques-Désiré Laval par le respect de la personne. Dès son arrivée, renonçant au français, parlé par la classe supérieure et par les autres prêtres dans leurs sermons, le Père Laval se met tout de suite à apprendre le créole. Il appelle ses chers Noirs «Misie», «Madam». Dès 1844 ou 1845, le Père Laval déploie une méthode missionnaire inédite. Il fonde dans toute l’île de petites chapelles, où des laïcs, hommes et femmes, réunissent les Créoles, pour la prière, pour le catéchisme et forment de véritables communautés évangélisatrices.

Le Père Laval va tourner son apostolat vers ce qu’il appelle «le vieux monde». Parmi les raisons de ce choix, c’est que son expérience de Pinterville lui a montré l’importance de l’exemple des parents sur les enfants. Bientôt, l’action du Père Laval touche aussi les maisons des familles aisées. Beaucoup d’employés de maison encouragent leur maître à aller à la messe. Les «nénennes» apprennent aux enfants à faire le signe de croix, à dire leurs premières prières et à chanter des cantiques.

Mais quelques jeunes bourgeois ne voient pas cela d’un bon œil, surtout que les domestiques sont à la messe au lieu de vaquer à leurs occupations. Ils entrent dans la Cathédrale pendant les séances de catéchisme pour faire sortir les femmes de force.

Le Père Laval leur tient tête, au péril de sa vie. Mais sa persévérance ne va pas laisser insensibles tous les Blancs. Ainsi, beaucoup vont aider, au niveau de la Société Saint-Vincent-de-Paul, à soulager les nouveaux affranchis, frappés de plein fouet par l’épidémie de variole en 1855.

Responsabiliser l’autre

Le Père Laval ne tombe pas dans une charité infantilisante. Bien des années avant la fondation de la Société Saint-Vincent-de-Paul, il aide les affranchis à mettre en place une caisse de charité. Elle est alimentée par les contributions des fidèles venant même du milieu créole, et elle est destinée à soulager les cas de détresse, de sinistre-incendie, de cyclones et pour les frais d’enterrement.

Les dames (appelées «conseillères») se chargent de visiter les nécessiteux et de les recommander pour toute aide en espèces ou nature. Les dirigeants créoles du Conseil d’administration gèrent eux-mêmes la caisse. Le Père Laval leur fait totalement confiance et croit dans leur capacité à se prendre en charge. Il se contente d’être un simple trésorier. Alors qu’il était aussi une pratique courante de payer le labeur des esclaves par une «topette rhum», le fléau de l’alcoolisme continue à faire rage au temps du Père Laval. Chaque année, 5 à 6 millions de litres de rhum, appelé «arack», sont produits. En une seule année, à Port-Louis, 40 personnes venant en majorité des banlieues, meurent de crise d’alcoolisme. Un projet de loi visant à supprimer les alambics est vivement repoussé par les propriétaires des distilleries. Le Père Laval mènera donc campagne contre l’alcoolisme dans les familles créoles.

Il est aussi présent à sa façon sur le front social, voire politique. Dans une correspondance au maire de Port-Louis, M. Armand Mallac, il fait appel pour que les officiers envoyés par la mairie ne s’emparent pas du «chétif mobilier» des habitants de la Vallée-des-Prêtres (11 janvier 1861) et de Sainte-Croix (27 février 1861). Dans le conflit qui opposera l’Église catholique aux différents gouverneurs britanniques, le Père Laval jouera le rôle d’avant–garde contre le danger de l’anglicisation et de la perte de la liberté religieuse et d’enseignement.

Et aujourd’hui…l’héritage de la Mission des Noirs

Plus de deux siècles se sont écoulés. En revanche, cela fait déjà plus d’une décennie que la situation des «chers Noirs» du Père Laval nous interpelle. La prise de conscience identitaire créole s’en est trouvée accélérée. Alors que chez les immigrants indiens, cette prise de conscience s’est manifestée dès le XIX siècle et a connu son apogée jusqu’aux périodes pré et post-indépendance, chez les Créoles, on pourrait dire qu’elle a été tardive, pour des raisons historiques liées aux conditions socio-historiques propres à cette communauté.

La Lettre pastorale (1993) Réflexions sur le malaise créole (1993) de Mgr Maurice Piat, c.ssp, évêque de Port-Louis et les Orientations synodales (1997-2000) donnent des pistes pour le travail de libération que comporte l’évangélisation en milieu créole: formation sociale, projets de développement, éducation, l’aide aux déshérités, et l’inculturation créole de la catéchèse et de la liturgie à côté des autres groupes ou sensibilités culturelles dans l’Église.

Les Créoles semblent vouloir se préparer aujourd’hui à modifier leur place dans la société mauricienne en développant une conscience créole basée sur une conscience historique et une solidarité de groupe. Pour cela, il faut faire émerger toute la richesse du moi profond, par un travail continu. Il passe par la recherche du sens que chacun est appelé à donner à l’histoire collective des Créoles. Il peut s’appuyer sur ce passé commun lié au Père Laval.

Les Créoles pourraient ainsi inscrire leur vécu et leur propre histoire dans l’histoire nationale. C’est pour dire que la Mission des Noirs est une intuition spirituelle, forte et puissante qui pourrait se prolonger aujourd’hui dans une «mision kreol» qui a déjà été évoquée à la fin des années 90. Avec le recul, l’idée mérite d’être remise à l’agenda, mieux travaillée, voire revisitée.

Nous nous sommes efforcés ici de faire une relecture de la Mission des Noirs avec, en pensée, les nombreuses initiatives qui se poursuivent de nos jours auprès des plus démunis qui, à ce jour, se trouvent en grande majorité dans la communauté créole. Cette relecture peut donner à ces initiatives qui se déploient un enracinement historique, religieux et culturel, qui est essentiel dans le développement intégral de tout homme et de toute femme.

Jimmy Harmon

• MICHEL Joseph, Le Père Jacques Laval, Le saint de l’île Maurice 1803-1864, Ed. Beauchesne, Paris, 1976.
• PALMYRE Danielle, Culture créole et foi chrétienne, Ed. Marye-Pike, Lumen Vitae, 2007.
• VERCHÈRE Louis, c.ssp, Vive lumière sur les îles: le Bienheureux Père Laval, Ed. Centre Père Laval, 2003.
• LECUYER Joseph, c.ssp., Jacques Laval Extraits de sa correspondance, Ed. Beauchesne, Paris 1978.

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